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Dans de sales draps

 

 

— Où t’as mis ce foutu machin ? demanda Arumn Gardpeck, plus que frustré, à Josi Petitemares l’après-midi suivant. Je sais que c’est toi qui l’as pris, alors n’essaie pas de me mentir.

— Tu devrais me remercier, rétorqua Josi, sans manifester le moindre regret et en sermonnant du doigt le tavernier. Avec ce marteau de guerre en main, Wulfgar aurait réduit ton auberge en miettes.

— Bah ! Tu n’es qu’un idiot, Josi Petitemares. Il serait parti d’ici sans se battre.

— C’est ce que tu crois. Tu le défends toujours, alors qu’il ne fait que te nuire et créer des ennuis à ceux qui te sont fidèles. Qu’est-ce que Wulfgar t’a apporté de bon, Arumn Gardpeck ? Depuis qu’il est là ? (Arumn plissa les yeux et dévisagea durement Josi.)

» Si tu penses aux bagarres qu’il a arrêtées, c’est chaque fois lui qui les déclenchait. Enfin, il est parti, tant mieux pour lui et tant mieux pour nous.

— Où as-tu mis le marteau de guerre ? répéta Arumn.

Josi répondit avec un geste désinvolte ; cependant l’aubergiste n’allait pas se contenter de cela. Il agrippa le petit homme par l’épaule et le retourna violemment vers lui.

— Je t’ai déjà posé deux fois la question, gronda-t-il. Ne me force pas à te la poser une troisième fois.

— Je l’ai jeté, répondit Josi. Tout simplement. Suffisamment loin pour que Wulfgar ne puisse pas l’appeler.

— Tu l’as jeté ? répéta Arumn, l’air dubitatif car connaissant assez Josi pour deviner que celui-ci n’avait pas bêtement jeté dans l’océan une arme si extraordinaire. Combien t’a-t-on donné pour ça ?

Josi bégaya quelques protestations, secoua de nouveau la main et bafouilla encore, ce qui ne fit que confirmer les soupçons d’Arumn.

— Retrouve-le, Josi Petitemares, ordonna le tavernier.

— Impossible…, commença à répondre Josi, les yeux exorbités.

Arumn l’attrapa par l’épaule et l’arrière de son pantalon et le propulsa en direction de la porte.

— Va le chercher, répéta-t-il, sur un ton qui ne laissait place à aucun débat. Ne reviens pas sans le marteau en main.

— Mais c’est impossible ! protesta Josi. Je ne peux pas le reprendre !

— Alors ne remets plus les pieds ici, dit Arumn, avant de jeter violemment Josi dans la rue. Plus jamais, Josi Petitemares. Reviens avec le marteau ou ne reviens plus !

Sur ces mots, il claqua la porte et abandonna ainsi Josi, abasourdi.

Celui-ci regarda avec inquiétude autour de lui, comme s’il s’attendait à voir surgir un ou deux voyous décidés à le dévaliser. Il avait à vrai dire de bonnes raisons de redouter cela. Le Coutelas d’Arumn était son quartier général et, en un sens, le protégeait des dangers de la rue. Rares étaient ceux qui se souciaient de Josi, estimant certes qu’il n’en valait pas la peine, mais prenant surtout garde d’éviter de lui créer des ennuis pour ne pas se voir fermer les portes du Coutelas, un endroit très prisé.

Josi s’était fait de nombreux ennemis dans la rue. Quand la rumeur révélant qu’Arumn et lui s’étaient fâchés se répandrait…

Il devait absolument renouer avec Arumn, pourtant ses jambes se firent cotonneuses quand il songea à la tâche qu’il lui fallait mener à bien pour en arriver là. Il avait bradé Crocs de l’égide, qu’il avait cédé à un pirate peu recommandable dans un établissement très mal fréquenté et où il se rendait le moins possible. Il n’avait pas un instant cessé de regarder autour de lui, et notamment le long de la rue Demi-Lune et vers les ruelles qui pouvaient le mener en ce lieu secret et privé, près des quais. Il savait que Sheila Kree n’y serait pas présente. Elle devait à cette heure encore se trouver à bord de son vaisseau, la Dame bondissante. Ce nom faisait référence à Sheila Kree, son sabre ensanglanté en main, sautant de son navire sur celui de ses malheureuses victimes. La perspective de rencontrer cette femme sur la jetée où elle avait torturé à mort des dizaines d’innocents fit frissonner Josi. Il finit par se décider ; il attendrait et irait la trouver au bar miteux, où il serait quelque peu plus en vue.

Il plongea les mains dans ses poches et y trouva l’or que lui avait cédé Sheila en échange de Crocs de l’égide, ainsi que quelques autres pièces.

Ce ne serait certainement pas suffisant, mais, l’amitié d’Arumn étant en jeu, il devait essayer.

 

* * *

 

— Quel bonheur d’être avec toi, dit Delly Curtie, tout en faisant courir sa main sur l’immense épaule nue de Wulfgar, qui laissa échapper une grimace.

Comme le reste de son corps, cette épaule n’était pas sortie indemne de la rixe survenue au Coutelas. Wulfgar marmonna quelques sons inintelligibles et se redressa, alors que Delly le caressait encore, ce à quoi il ne fit superbement pas attention.

— Es-tu certain de vouloir déjà partir ? minauda-t-elle.

Le barbare se retourna et l’observa s’étirer langoureusement sur le lit défait.

— Oui, j’en suis sûr, grogna-t-il en enfilant ses vêtements, avant de se diriger vers la porte.

Delly se retint de l’appeler, puis de lui adresser des reproches, consciente de la futilité d’une telle réaction, qui ne calmerait en rien sa souffrance. Pas cette fois. Elle avait rejoint Wulfgar la nuit précédente, dès qu’Arumn avait fermé les portes de son établissement, c’est-à-dire peu de temps après la fin de la bagarre générale. Delly avait su où trouver le géant, désormais sans foyer, car Morik possédait une chambre non loin de là.

Comme elle avait été heureuse quand Wulfgar lui avait permis d’entrer, malgré les protestations de Morik. Elle avait ensuite de nouveau baissé la garde et passé la nuit dans les bras de Wulfgar, tout en se prenant à rêver d’échapper à sa vie misérable avec ce héros. Peut-être fuiraient-ils Luskan et retourneraient-ils au Valbise, où elle élèverait leurs enfants en tant que sa femme légitime.

Bien entendu, le matin – ou plutôt le début de l’après-midi – avait vu ces espoirs refroidis par un rejet en forme de grognements.

À présent allongée sur le lit, elle se sentait vidée et seule, impuissante et désespérée. Malgré la situation, ces derniers temps de plus en plus difficile entre Wulfgar et elle, le simple fait de savoir cet homme non loin d’elle avait permis à Delly de s’accrocher à ses rêves. Si Wulfgar s’en allait, elle n’aurait plus la moindre chance de s’en sortir.

— T’attendais-tu à autre chose ? demanda Morik, comme s’il lisait dans ses pensées. (Elle lui répondit par un regard triste et aigri.) Tu devrais savoir de quelle façon il réagit, maintenant.

Alors que le voleur s’asseyait sur le lit, elle commença à remonter la couverture, avant de se rappeler qu’il s’agissait de Morik, qui savait parfaitement à quoi elle ressemblait.

— Il ne t’offrira jamais ce que tu désires vraiment, ajouta-t-il. Son esprit est encombré de trop de fardeaux, de trop de souvenirs douloureux. S’il s’ouvrait à toi autant que tu le désires, il finirait par te tuer par erreur. (Delly leva les yeux vers Morik, souriant, comme si elle ne comprenait pas, ce qui ne le surprit pas.) Il ne t’offrira jamais ce que tu souhaites réellement.

— Contrairement à Morik, peut-être, lâcha-t-elle, clairement railleuse.

— Ça m’étonnerait, reconnut-il en riant. Mais au moins je te le dis franchement. Si l’on excepte mon franc-parler, je n’ai rien d’un honnête homme et je ne veux pas d’une honnête femme. Ma vie m’appartient et je ne tiens pas à être ennuyé par un enfant ou une femme.

— Quelle solitude…

— Quelle liberté, rectifia le voleur, qui passa une main dans les cheveux de la serveuse. Ah ! Delly… Tu profiterais tellement mieux de la vie si tu te satisfaisais des joies du présent sans te soucier de celles à venir.

Delly Curtie s’adossa contre la tête de lit et médita sur ces propos, auxquels elle ne trouva rien à redire.

Morik y vit une invitation et la rejoignit sur le lit.

 

* * *

 

— Pour la somme que tu me proposes, tu n’auras que ça, mon petit bonhomme ! dit la turbulente Sheila en tapotant le plat de la tête de Crocs de l’égide.

Elle se déchaîna soudain et fit tournoyer le marteau au-dessus de sa tête avant de l’abattre sur la table qui la séparait de Josi Petitemares.

Celui-ci se rendit alors compte avec effroi qu’il n’y avait plus rien entre le redoutable pirate et lui, la table désormais brisée en morceaux éparpillés sur le sol.

Sheila Kree se fendit d’un sourire mauvais et redressa Crocs de l’égide. Josi poussa un glapissement et se précipita vers la porte, dont il franchit le seuil pour se retrouver dans l’air salé et humide de la nuit. Il entendit alors un grand fracas derrière lui ; le marteau lancé avait violemment percuté le montant de la porte, sous les rires des nombreux bandits rassemblés.

Josi ne se retourna pas. À vrai dire, il ne s’arrêta de courir que lorsqu’il put s’adosser contre un mur du Coutelas, tout en se demandant, par les Neuf Enfers, comment il allait expliquer la situation à Arumn.

Haletant, il n’avait pas encore repris son souffle quand il aperçut Delly se presser dans la rue, emmitouflée dans son châle. Il était anormal de la voir se diriger si tard vers l’auberge, déjà bondée de clients, à moins qu’Arumn l’eût chargée d’une commission. Comme elle avait les mains vides, si l’on ne tenait pas compte des replis du châle, Josi n’eut aucun mal à deviner d’où elle revenait, ou en tout cas à qui elle avait rendu visite.

Alors qu’elle approchait, il l’entendit sangloter, ce qui ne fit que lui confirmer qu’elle avait rencontré Wulfgar, lequel lui avait encore un peu plus brisé le cœur.

— Tout va bien ? s’enquit Josi. (Il sortit de l’ombre pour intercepter la jeune femme, qui sursauta, ne l’ayant pas remarqué.) Pourquoi pleures-tu ?

Il s’approcha d’elle et leva la main afin de la réconforter d’une tape sur l’épaule, s’imaginant profiter de ce moment de souffrance et de vulnérabilité pour enfin séduire la femme dont il rêvait depuis des années.

Malgré ses larmes et son air abattu, Delly le repoussa brutalement, avec un regard où ne perçait aucun désir, pas même amical.

— Il te fait du mal, Delly, dit Josi, d’une voix douce et apaisante. Il te fait du mal alors que moi, je peux t’aider à te sentir mieux.

— C’est toi qui as tout manigancé, Josi Petitemares, l’accusa la serveuse, après un ricanement qu’elle ne prit pas la peine de dissimuler. Tu n’es vraiment qu’un pauvre diable pour avoir ainsi chassé Wulfgar.

Sans même attendre de réponse, elle l’écarta de son chemin et disparut dans Le Coutelas, où Josi ne pouvait la suivre. Il se retrouva donc au milieu de la rue désertée, dans l’obscurité de la nuit, sans endroit où aller ni amis à qui parler, ce dont il rendait Wulfgar responsable.

Josi Petitemares passa la nuit à traîner dans les ruelles et les bars des quartiers les plus malfamés de Luskan. Il n’adressa la parole à personne durant ces sombres heures mais prit soin de tendre l’oreille, toujours sur le qui-vive en ces lieux dangereux. C’est ainsi qu’il eut la surprise d’entendre quelque chose d’important et qui ne le menaçait pas ; une intéressante histoire au sujet de Morik le Rogue et de son ami barbare géant, dans laquelle était évoqué un juteux contrat pour l’élimination d’un certain capitaine.

L'Épine Dorsale du Monde
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